Tâche et instructions#

Qu’est-ce que la tâche psychophysique ?#

Choisir la tâche dans une expérience psychophysique revient à déterminer ce que les participants et participantes doivent faire des sons qu’ils écoutent : faut-il les comparer, les comprendre, chercher à identifier une caractéristique particulière ? Autrement dit il s’agit essentiellement des instructions données aux sujets au début de l’expérience. (Il est cependant à noter que les instructions exactes dependent également du paradigme psychophysique, décrit plus loin).

Tâche de détection#

Jusqu’à ce point du manuel nous n’avons considéré qu’un seul type de tâche, la détection, correspondant à des instructions du type “avez-vous entendu un son ?” (comme dans le cas de l’audiogramme : “avez-vous entendu un bip sonore ?”) ou, plus généralement, “le stimulus que vous venez d’écouter possédait-il telle caractéristique particulière” (comme dans le cas de la tâche de détection des modulations : “ce bip est-il modulé ou non ?”).

L’expérience prend alors la forme suivante, dans le cas de l’audiogramme :

Schéma de l'expérience de psychoacoustique, similaire à celui de l'introduction. Un seul symbole d'enceinte est présent sur les encadrés blancs. Les encadrés noirs indiquent : "présent/absent ?"

Fig. 34 Schéma de la structure d’une expérience psychoacoustique dans le cas d’une tâche de détection (avec un paradigme yes/no).#

Combinée à une mesure de seuil, la tâche de détection permet d’estimer des seuils de détection, aussi appelés seuils absolus. Le seuil de détection correspond donc, pour un stimulus donné, au niveau minimal auquel il est perceptible – ou auquel il est perceptible avec une précision de X%.

Tâche de discrimination#

La tâche de discrimination, aussi appelée same/different, necessite au minimum deux stimuli par essais. L’objectif du participant ou de la participante est de déterminer si les deux sons étaient les mêmes, ou différents (instructions du type : « Les deux sons que vous venez d’entendre étaient-ils identiques ? »). Comme pour la détection, l’instruction peut également ne porter que sur une caractéristique particulière des stimuli en faisant abstraction des autres aspects (par exemple : « Les deux sons que vous venez d’entendre étaient-ils modulés à la même fréquence ? »), ou sur l’appartenance ou non à une même catégorie (par exemple : « Les deux sons que vous venez d’entendre ont-ils été produits par le même objet ? »).

Voici un exemple de déroulement d’une expérience de discrimination :

Même figure que précédemment, mais cette fois il y a deux symboles d'enceinte par encadré blanc et les encadrés noirs indiquent : "identiques/différents ?"

Fig. 35 Schéma de la structure d’une expérience psychoacoustique dans le cas d’une tâche de discrimination, avec un paradigme yes/no.#

Dans le cas d’une mesure de seuil, on obtient ainsi le seuil de discrimination aussi appelé seuil différentiel, differential limens (DL) ou just noticeable difference (JND). Il s’agit de la plus petite variation perceptible d’un stimulus donné.

Au chapitre précédent, nous avons évoqué le seuil d’audibilité tonale, cas particulier de seuils de détection de tons purs. Comme nous l’avons vu, on peut le mesurer en présentant des tons purs d’intensité décroissante jusqu’à ce que le participant ou la participante ne parvienne plus à les détecter (méthode des limites + tâche de détection). La répétion de cette mesure de seuils pour des tons à différentes fréquences permet de tracer l’audiogramme et ainsi de démontrer que, au niveau liminaire, l’intensité perçue dépend de la fréquence. Par exemple, comme on peut le lire sur la figure suivante, un ton pur à 20 dB SPL sera audible ou non selon que sa fréquence est 50 Hz ou 500 Hz.

Même figure de l'audiogramme stylisé que dans le chapitre Méthode.

Fig. 36 Rappel : audiogrammes typiques de trois tranches d’âge. (Zwicker & Fastl, 1999)#

En revanche, cette expérience ne permet pas de déterminer si le même phénomène se produit à des niveaux supraliminaires, c’est-à-dire au-dessus du seuil de perception : la perception de l’intensité à des niveaux élevés dépend-elle de la fréquence ? Pour le savoir, il est nécessaire de réaliser une seconde expérience, très similaire à la première mais basée sur une tâche de discrimination. Le protocole expérimental est identique, à une différence près : deux sons sont présentés à chaque essais et la tâche consiste à indiquer s’ils étaient de même intensité ou non. Le premier son est un stimulus de référence, identique pour tous les essais, ici un ton pur à 1 kHz et à une intensité fixe (p.ex. 60 dB SPL). Le second son est le véritable stimulus de test, un ton pur à la fréquence testée (p.ex. 500 Hz), et d’intensité variable. Après avoir écouté les deux sons, le participant ou la participante doit indiquer s’ils étaient à la même intensité ou non. On suit la méthode des limites pour déterminer le seuil de discrimination, le niveau du ton testé pour lequel il est jugé à la même intensité que le son de référence.

Voici une démo de la mesure de seuil de discrimination décrite ci-dessus. Pour chaque essai le premier ton correspond à la référence à 1000 Hz, d’intensité fixe. Le deuxième ton, à une fréquence test de 500 Hz, est présenté à des intensités décroissantes. Il s’agit de déterminer le point dans la série où les deux sons sont perçus comme ayant des intensités égales.

Ce deuxième protocole expérimental, lorsqu’il est répété pour un certain nombre de fréquences test, permet de tracer la courbe isosonique pour l’intensité de référence. En répliquant la procédure pour différentes intensités de référence, on obtient ainsi un faisceau de courbes isosoniques qui offrent un aperçu de la perception de l’intensité selon les fréquences à différents niveaux sonores. Nous reviendrons sur l’interprétation de ces courbes au chapitre 3.

L’axe horizontal est logarithmique et représente les fréquences sonores allant de 20 Hz à 20 000 Hz. L’axe vertical indique le niveau de pression sonore en dB SPL, de 0 à 140. Des courbes bleues sont tracées en niveaux croissants de 0 à 130 phon, de 10 en 10. Chaque courbe relie les intensités nécessaires à chaque fréquence pour être perçues comme également fortes par l’oreille humaine. Les courbes sont globalement parallèles. La courbe la plus basse (en vert) correspond à l'audiogramme. Les courbes montrent que l’oreille humaine est plus sensible entre 1 000 et 5 000 Hz (les sons les plus facilement audibles nécessitent un niveau SPL plus bas dans cette plage), tandis que les sons très graves (à gauche du graphique) et très aigus (à droite) doivent être plus forts pour être perçus avec la même intensité.

Fig. 37 Courbes isosoniques typiques. Chaque courbe bleue est mesurée relativement à un ton de référence à 1 kHz et dont l’intensité est indiquée en orange. La courbe la plus basse (en vert) correspond aux seuils auditifs mesurés précédemment par l’audiogramme. Chaque courbe indique donc un ensemble de tons purs perçus comme ayant la même intensité. (Adapté de Courbe isosonique selon la norme ISO 226:2003)#

Choix de la tâche psychophysique#

On distingue quatre grands types de tâches psychophysiques :

  • Détection : Pouvez-vous l’entendre ? Pouvez-vous entendre telle caractéristique ?

  • Discrimination ou same/different : Pouvez-vous entendre la différence avec cet autre stimulus ? (Attention, le terme discrimination est parfois également utilisé dans la littérature scientifique pour désigner des tâches de catégorisation.)

  • Catégorisation ou identification : À quelle catégorie appartient le son que vous venez d’entendre ? Est-ce plutôt un X, un Y, ou un Z ?

  • Reconnaissance ou intelligibilité : Quel est le son que vous venez d’entendre ? Pouvez vous répéter ce que vous avez compris ?

Comme illustré par la comparaison entre l’audiogramme (méthode des limites + détection) et les courbes isosonique (méthode des limites + discrimination), les quatre tâches psychophysiques ci-dessus sont combinables avec les 4 méthodes psychophysiques vues précédemment. Par exemple, on peut mesurer seuil d’intelligibilité à 50% avec un escalier psychophysique 1-up-1-down couplé à une tâche d’intelligibilité. La valeur obtenue est appelée speech reception threshold (SRT) et est très couramment utilisée en psycholinguistique.

Comme pour les stimuli au chapitre précédent, le choix d’un type particulier de tâche est avant tout guidé par la question de recherche : les scientifiques travaillant sur la compréhension des sons de parole privilégient par exemple les tâches d’intelligibilité, plus proches de la situation quotidienne de communication, mais peuvent être amené·es à utiliser des tâches de catégorisation, discrimination, voire de détection, pour explorer certains aspects spécifiques des mécanismes de décodage des sons. Cependant d’autres facteurs peuvent entrer en jeu comme détaillé dans les sections suivantes.

Tâches et stratégies#

Il convient de souligner à ce stade qu’il existe un recouvrement partiel entre ces différentes tâches. Ainsi, une tâche de détection d’un signal particulier peut être considérée comme une catégorisation du stimulus entre les deux catégories “signal présent” et “signal absent”. De même, si l’on ne considère qu’un ensemble restreint de son possibles, la reconnaissance est assimilable à une forme de catégorisation. Cette redondance reste toutefois sans grande conséquence, à condition que la tâche soit clairement définie.

En revanche, un point plus problématique réside dans le fait que la tâche ne décrit pas seulement le protocole expérimental en lui-même, mais également la manière dont le participant ou la participante exécute les instructions qui lui sont données. Considérons par exemple une tâche de discrimination nécessitant de comparer un stimulus et un signal cible de référence présenté à chaque essai. Il est possible de réaliser effectivement cette tâche comme une discrimination, mais une alternative possible consisterait à ignorer le signal de référence – puisque celui-ci est identique d’un essai à l’autre – et à écouter uniquement sur le stimulus. Cela reviendrait alors à effectuer une tâche de détection. Cette distinction est importante car elle implique des processus cognitifs potentiellement distincts, et se traduit par des performances différentes. En pratique, il est donc important pour l’expérimentateur ou l’expérimentatrice d’envisager toutes les stratégies possibles pour réaliser la tâche, et éventuellement de mettre en place des contrôles pour éliminer certaines stratégies jugées indésirables (par exemple, dans la tâche décrite ci-dessus, changer régulièrement le signal cible pour contraindre le participant ou la participante à prêter attention à la référence).

Instructions implicites#

Les tâches de détection et de catégorisation nécessitent de décrire précisément le ou les stimuli-cible au sujet pour qu’il soit en mesure de réaliser l’expérience. Dans certains cas, on ne souhaite pas donner trop de détails dans les instructions, notamment lorsque les stimuli sont trop complexes pour être décrits de façon succincte et compréhensible par des personnes extérieures au domaine, ou s’il y a un risque de rendre ainsi le comportement du sujet moins naturel ou d’imposer une « grille de lecture » particulière. On peut alors utiliser la tâche de discrimination pour donner des instructions implicites. En effet, il suffit pour cette tâche de demander à identifier le son différent – sans nécessairement préciser en quoi consiste la différence. En contrepartie, la tâche de discrimination nécessite de présenter un stimulus de plus à chaque essai ce qui peut rallonger considérablement l’expérience.

Prenons l’exemple d’une étude de la perception des paysages sonores naturels. Nous disposons d’enregistrements réalisés dans différents biotopes, dont nous nous servirons comme stimuli. Comment mesurer la capacité des êtres humains à reconnaître leur environnement sur la seule base de l’information acoustique qui leur parvient ? Une première option, assez intuitive, consiste à proposer une tâche de catégorisation : Chaque essai consiste en un seul enregistrement, correspondant à un biotope particulier parmis N possibles. Le sujet doit ensuite indiquer à quelle catégorie appartient le stimulus en appuyant sur les touches 1 à N. La démo suivante correspond à une série de 6 essais avec 4 environnements possibles : “prairie bordée de séquoias”, “bordure de torrent”, “maquis”, “savane de chênes”. Chaque stimulus dure 5 secondes, après quoi le sujet appuie sur un bouton pour indiquer lequel des quatre environnements il pense avoir reconnu.

Schéma représentant l'expérience d’identification de paysages sonores. Essai numéro 1 : le fichier audio intitulé "Savane_1.wav" est diffusé, et interprété par l’auditeur comme « savane de chênes ». Essai numéro 2 : le fichier "Maquis_1.wav" est identifié comme « maquis ». Essai numéro 3 : le fichier "Prairie_1.wav" est perçu comme « prairie bordée de séquoias ». Une série de points de suspension verticaux en bas du schéma indique que d’autres essais suivent selon le même format.

Fig. 38 Expérience de reconnaissance de paysages sonores naturels avec une tâche de catégorisation.#

Montage de quatre photographies de paysages naturels, chacun identifié par un nom et un code : En haut à gauche – Crescent Meadow (CM) : une vaste prairie sèche de couleur dorée, bordée d'une dense forêt de séquoias géants à l’arrière-plan, sous un ciel bleu clair. En haut à droite – Shepherd Saddle (SH) : une colline semi-aride parsemée d’arbustes et de buissons. Trois personnes marchent sur un chemin en pente. La végétation est clairsemée, de teintes brunes et rougeâtres. En bas à gauche – Buckeye Flats (BF) : une zone boisée dense avec un ruisseau coulant entre des rochers, sous un couvert d’arbres feuillus. L’éclairage est tamisé par la végétation. En bas à droite – Sycamore Spring (SY) : un paysage vallonné parsemé d’arbres à feuilles caduques, avec un sol vert recouvert de mousse et de rochers. Le décor est ouvert et bien éclairé.

Fig. 39 Illustration des quatre environnements correspondant aux stimuli de l’expérience. (Apoux et al., 2023)#

Cette expérience conduit effectivement à une mesure de performance qui reflète la capacité du sujet à identifier les différents environnements sur la base du son. On pourrait néanmoins lui reprocher d’imposer des catégories de réponse arbitraires : pourquoi n’existe-t-il pas de bouton “jungle”, pourquoi “savane de chênes” et non “savane” ?

Il est possible de contourner ce problème en utilisant une tâche de discrimination. Ceci nécessite de présenter non plus un stimulus mais deux stimuli à chaque essai. L’instruction donnée aux participants et participantes est alors d’indiquer si les deux sons ont été enregistrés au même endroit. Voici un exemple de série d’essais pour cette seconde expérience. Après chaque paire de sons, un silence de trois seconde vous laisse le temps de décider si les deux stimuli provenaient ou non du même lieu.

Diagramme illustrant une tâche de discrimination auditive portant sur des paysages sonores. Chaque ligne correspond à un essai, avec deux fichiers audio et une réponse. Essai

Fig. 40 Expérience de reconnaissance de paysages sonores naturels avec une tâche de discrimination.#

Là encore, les résultats donnent une indication sur la capacité des sujets à percevoir les environnements sur la base des sons. Néanmoins, contrairement à la première option, aucune grille de lecture ne leur est imposé pour catégoriser les stimuli. Comme nous le verrons au chapitre 3, l’analyse des données ainsi recueillies permet d’explorer la structure de l’espace perceptuel mobilisé par les participants et participantes.

La tâche psychophysique indique “quoi faire” avec les stimuli. Elle ne détermine cependant pas sous quelle forme donner la réponse, ni combien de stimuli sont présentés au cours d’un même essai. Ainsi, si la plupart des expériences basées sur des tâches de détection ne comportent qu’un seul son à détecter par essai, d’autres peuvent en comporter deux voire même trois. Ces aspects sont déterminés par le paradigme expérimental, que nous verrons à la section suivante.

Références#

  • Apoux, F., Miller-Viacava, N., Ferrière, R., Dai, H., Krause, B., Sueur, J., & Lorenzi, C. (2023). Auditory discrimination of natural soundscapes. The Journal of the Acoustical Society of America, 153(5), 2706. https://doi.org/10.1121/10.0017972

  • Zwicker, E., & Fastl, H. (1999). Psychoacoustics : Facts and Models (2ᵉ éd.). Springer-Verlag. https://www.springer.com/gp/book/9783662095621