Introduction#

La psychophysique est l’étude scientifique de la perception. Cette discipline englobe la psychoacoustique, sujet de ce manuel, mais également la psychophysique visuelle, haptique (ou tactile), voire même olfactive ou gustative.

De façon générale, les perceptions et les sensations sont fondamentalement subjectives, privées et ineffables : il est possible de dire que l’on a entendu un son aigu, mais pas de communiquer cette sensation même à notre interlocuteur·ice. Les philosophes de la perception illustrent cette idée avec l’expérience de pensée dite du spectre inversé, proposée par Locke. Imaginez deux personnes percevant les couleurs différemment : ce qui apparaît rouge pour la première est vu comme du vert par la seconde, et vice versa. Malgré cette différence dans leurs expériences sensibles, ces deux personnes se comporteront et communiqueront comme si leur perceptions étaient identiques, donnant le même nom de couleur à ce qu’elles voient rouge ou vert respectivement, et aucune expérience ne sera en mesure de révéler cette inversion.

On conçoit dès lors à quel point le projet psychophysique de bâtir une science de la perception, est ambitieux puisqu’il nécessite de s’abstraire de la subjectivité de l’expérience sensible.

L’introspection, une approche insatisfaisante#

Il existe plusieurs façon d’appréhender et d’étudier la perception. Une première possibilité, qui a été explorée très tôt par les philosophes, est l’introspection. Il s’agit de se demander ce que nous éprouvons lorsque nous percevons tel objet, et de décrire ce ressenti subjectif de la façon la plus complète possible afin de tenter de transmettre au mieux les subtilités de notre expérience sensible. La même méthodologie peut être appliquée à un échantillon de population, en demandant à des participant·es de décrire avec leurs propres mots le son qui leur est proposé, puis en réalisant des analyses linguistiques sur leurs réponses. Cette approche n’est cependant pas satisfaisante du point de vue de la psychophysique, pour plusieurs raisons :

  • Les humains peuvent se tromper sur leurs propres perceptions, comme dans le cas des illusions perceptuelles.

  • Une grande partie du traitement perceptuel est inaccessible à la conscience, et ne peut donc être rapportée par l’individu.

  • Il existe des limites linguistiques à la capacité de décrire avec précision nos expériences sensorielles.

  • Les résultats obtenus par l’approche introspective sont difficilement quantifiables.

Pour ces différentes raisons, l’introspection et les méthodes apparentées comme le questionnaire sont considérées comme peu fiables par la psychophysique. Ces approches fournissent indubitablement un moyen d’appréhender la perception – elles sont d’ailleurs employées par la phénoménologie, une autre discipline qui s’intéresse à la perception – mais elles n’offrent pas les garanties d’objectivités recherchées par la psychophysique. Pour cette raison nous les écarterons délibérément de notre boîte à outils.

Un “processus interne” a besoin de critères externes. […] Ne te demande pas : « Que se passe-t-il dans mon propre cas ? » — Demande : « Que sais-je des autres ? » (Wittgenstein, Recherches philosophiques, 1953)

L’esprit humain vu comme une boîte noire#

La psychophysique va donc suivre une autre voie. Plutôt que de s’intéresser à l’expression des ressentis intérieurs (“Qu’est-ce que cela me fait de percevoir telle couleur ou tel son ?”), elle adopte un point de vue extérieur et cherche à caractériser la perception sur la base des changements observables dans le comportement de l’individu. Cette nouvelle façon d’étudier l’esprit humain sur la base des comportements, appelée béhaviorisme, représente un tournant philosophique majeur et courant majeur au sein de la psychologie expérimentale. Bien que sa version la plus stricte, le hard behaviourism, prépondérante jusque dans les années 60, soit aujourd’hui largement contestée, le mode de pensée béhavioriste imprègne toute la psychophysique, et la plus grande part des sciences cognitives.

Il nous faut rejeter ici ce préjugé qui fait de l’amour, de la haine ou de la colère des « réalités intérieures » accessibles à un seul témoin, celui qui les éprouve. Colère, honte, haine, amour ne sont pas des faits psychiques cachés au plus profond de la conscience d’autrui, ce sont des types de comportement ou des styles de conduite visibles du dehors. Ils sont sur ce visage ou dans ces gestes et non pas cachés derrière eux. La psychologie n’a commencé de se développer que le jour où elle a renoncé à distinguer le corps et l’esprit, où elle a abandonné les deux méthodes corrélatives de l’observation intérieure et de la psychologie physiologique […] Les « faits psychiques », — la colère, la peur par exemple, — ne pouvaient être directement connus que du dedans et par celui qui les éprouvait. On tenait pour évident que je ne puis, du dehors, saisir que les signes corporels de la colère ou de la peur, et que, pour interpréter ces signes, je dois recourir à la connaissance que j’ai de la colère ou de la peur en moi-même et par introspection. Les psychologues [expérimentaux] font remarquer que l’introspection, en réalité, ne me donne presque rien. (Merleau-Ponty, Sens et non-sens, 1966)

Il s’agit en réalité d’user pour étudier l’esprit humain de la même approche que pour étudier un système électronique. Supposons que l’on possède une « boîte noire » renfermant un mystérieux système électronique auquel nous n’avons accès qu’en imposant un courant électrique en entrée et en mesurant un courant électrique en sortie, avec interdiction formelle de démonter la boîte. Dans ce cas, la seule méthode disponible pour caractériser les processus qui ont lieu à l’intérieur de la boîte est d’envoyer différents signaux électriques en entrée, et de mesurer la sortie. En utilisant une variété de signaux électriques suffisamment grande on peut espérer ainsi caractériser entièrement le système, voire même inférer son fonctionnement. Le problème auquel sont confrontés les chercheurs et chercheuses en psychophysique est très similaire : caractériser cette boîte noire mystérieuse et impossible à ouvrir qu’est le cerveau humain. Dans cette situation, l’entrée est le son qui parvient à l’oreille d’un individu, et la sortie sa réaction comportementale (ou réponse comportementale). Contrairement au résultat de l’introspection, les réactions se quantifient de façon simple en termes de proportion de réponses correctes, de pourcentage de réponses “1”, de temps de réponses, etc.

Schéma de l'approche béhavioriste

Fig. 1 Schéma de l’approche béhavioriste. En haut, caractérisation d’une boîte noire électronique au moyen de ses courants d’entrée et de sortie. En bas caractérisation du système auditif humain en établissant la relation entre entrée (son) et sortie (comportement).#

En résumé, la psychophysique cherche à déduire le fonctionnement interne du système à partir de son comportement externe (entrée-sortie). Dans ce cours, nous nous baserons donc uniquement sur l’analyse des réponses clavier d’individus soumis à des tâches auditives très simples.

Cette approche béhavioriste peut paraître surprenante aux néophytes, mais elle est en réalité très proche de la façon dont nous jugeons ordinairement de la perception. Comme le note Wittgenstein, nous apprenons le sens des termes de sensation, comme “douleur”, non seulement en ressentant la douleur à la première personne, mais en découvrant que les individus autour de nous ressentent également de la douleur. Or, nous n’avons jamais directement accès aux sensations éprouvées par autrui, nous pouvons seulement regarder comment celui-ci réagit aux stimulations. La douleur et les autres sensations ne sont donc pas uniquement définies comme des ressentis subjectifs (“qu’est-ce que cela me fait d’éprouver de la douleur”) mais également comme des comportements observables objectifs (“comment les autres réagissent lorsqu’ils et elles ressentent de la douleur”).

En réalité, l’approche béhavioriste est conforme avec la façon dont les sciences expérimentales sondent généralement leurs objets d’étude, la différence principale étant que ceux-ci ne sont ordinairement pas doués d’une conscience :

L’idéologie de la boîte noire est l’idéologie de toute investigation scientifique. Nous apprenons à connaître la molécule d’ADN en la sondant de différentes manières et en observant comment elle réagit ; nous apprenons à connaître le cancer, les tremblements de terre et l’inflation de la même manière. Il est souvent utile d’ “ouvrir” la boîte noire lorsque l’on s’intéresse à des objets macroscopiques, en envoyant des sondes à l’intérieur de l’objet (comme un scalpel) […]. La question doit être, comme le dit Hofstadter : Quelles sont les sondes les plus directement pertinentes pour la question à laquelle nous voulons répondre ? (Hofstadter & Dennett, Vues de l’esprit, 1981)

Si notre question est de savoir comme dans notre cas quel est le contenu de la perception d’autrui, nous ne trouverons pas de sonde plus directe et plus pertinente que celle que nous utilisons tous les jours pour savoir ce qu’une personne perçoit et ressent : regarder comment elle réagit. L’approche psychophysique consiste simplement à transformer ce principe banal en une expérimentation de laboratoire.

Objectif de l’approche psychophysique#

Au milieu du XIXe siècle, Gustav Fechner fonde le premier laboratoire de psychophysique. Il définit cette dernière comme une science exacte cherchant à établir les relations quantitatives entre le stimulus et la sensation que celui-ci produit, et insiste sur l’importance de développer une méthodologie spécifique pour mesurer ces sensations (Fechner, Elemente der Psychophysik, 1860).

Gustav Fechner

Fig. 2 Portrait de Gustav Fechner (1801–1887), fondateur de la psychophysique.#

Il s’agit donc d’étudier comment la perception change lorsque l’on fait varier les propriétés physiques du stimulus perçu. Autrement dit, la psychophysique jette un pont entre le monde physique d’une part et la sphère des représentations mentales d’autre part. Il est utile de s’arrêter sur cette distinction dans le cas de la psychoacoustique pour préciser le vocabulaire qui sera utilisé dans la suite de ce cours.

L’acoustique est la science des sons, objets physiques qui sont caractérisés par certaines de leurs propriétés mesurables comme l’intensité ou la fréquence. La psychoacoustique, en revanche, étudie la perception des sons. Elle cherche donc à relier l’objet physique à la représentation mentale que l’auditeur·ice s’en fait. Cette représentation, ou percept appartient au niveau cognitif. A chaque caractéristique physique du son correspond potentiellemnt une représentation de cette caractéristique dans l’esprit du sujet. On distingue ainsi l’intensité, caractéristique physique, de l’intensité perçue, aussi appelée sonie ; de même il faut différentier la fréquence de la “fréquence perçue”, ou hauteur tonale (nous y reviendrons au cours 3). Le langage courant ne fait le plus souvent pas la distinction entre les propriétés d’un objet et les propriétés de notre perception de cet objet – on parle ainsi de la couleur d’une fleur alors que la couleur n’est que le corrélat perceptuel des longueurs d’onde diffusées par cette fleur. Néanmoins, cette distinction conceptuelle est fondamentale si l’on souhaite mener une étude approfondie de la perception.

Schéma de l'approche psychophysique

Fig. 3 Illustration de la distinction entre propriétés du monde physique et propriété du monde cognitif.#

Comme indiqué plus haut, la psychophysique s’intéresse aux relations quantitatives entre monde physique et monde cognitif. On cherche le plus souvent à établir une fonction entre une certaine dimension physique d’intérêt et une variable cognitive correspondant au comportement externe mesuré.

Fonction psychophysique quelconque

Fig. 4 Exemple d’une fonction psychophysique quelconque.#

La relation entre dimension physique et comportement peut en théorie suivre n’importe quelle fonction. Néanmoins nous nous intéresserons par la suite à une fonction particulière, la fonction psychométrique, qui relie la dimension à une proportion de réponses entre 0% et 100%.

L’expérience de psychoacoustique#

La psychoacoustique est une science expérimentale : elle teste la validité de ses hypothèses et modèles en mettant au point des expériences quantifiables et reproductibles, menées sur un échantillon représentatif de population.

La structure d’une expérience est le plus souvent décrite de la façon suivante. Une expérience est composée d’une série d’essais. À chaque essai, on présente un ou plusieurs stimuli (c’est à dire un ou plusieurs sons) au sujet, qui doit réaliser une tâche simple et donner une réponse. Dans certains cas le nombre total d’essais composant l’expérience peut être très élevé, de l’ordre de plusieurs milliers, pour obtenir une mesure suffisament fiable.

Schéma de l'expérience psychophysique

Fig. 5 Schéma de la structure d’une expérience psychoacoustique.#

Il est possible d’imaginer un nombre potentiellement infini d’expériences suivant cette structure. Dans la suite de ce chapitre nous proposerons une stratégie pour choisir une expérience permettant d’obtenir un indicateur fiable du phénomène perceptif étudié. Pour ceci, nous décrirons une typologie des approches expérimentales de la perception, qui se déploie selon quatre axes : les stimuli, la méthode expérimentale, la tâche, et le paradigme expérimental. Cette typologie est utile non seulement pour mettre au point des expériences adaptée à l’étude d’une question de recherche particulière, mais également pour identifier rapidement le type d’expérience utilisé dans un article et les résultats qu’il est possible d’en attendre. [1]

Concluons cette section par une citation de Fechner lui-même :

La tour de Babel n’a jamais été achevée parce que les ouvriers ne pouvaient s’entendre sur la manière de la construire ; mon édifice psychophysique tiendra debout parce que les ouvriers ne s’entendront jamais sur la manière de le démolir. (Fechner, 1877; cité par Read, 2015)

Malgré le ton présomptueux, il faut bien reconnaître 150 ans plus tard que la prédiction de Fechner s’est avérée correcte : la rigueur de l’approche psychophysique et en particulier sa méthodologie garantissent la robustesse de ses résultats et, ainsi, la pérennité de ce domaine de recherche.

Notes#

[1] Malheureusement la terminologie de la psychophysique est assez fluctuante. En particulier les termes “méthode”, “paradigme” et “protocole” sont souvent utilisés de façon interchangeable. Si nous employons un vocabulaire systématique dans ce manuel, il est importantde garder à l’esprit que ce n’est pas toujours le cas dans la littérature scientifique.

Références#

  • Fechner, G. T.. (1860). Elemente der psychophysik. Leipzig : Breitkopf und Härtel.

  • Hofstadter, D. R., & Dennett, D. C. (1981). Vues de l’esprit : Fantaisies et réflexions sur l’être et l’âme (J. Henry, Trad.). InterÉditions.

  • Merleau-Ponty, M. (1966). Sens et non-sens. Gallimard.

  • Read, J. C. A. (2015). The place of human psychophysics in modern neuroscience. Neuroscience, 296, 116‑129. https://doi.org/10.1016/j.neuroscience.2014.05.036

  • Staddon, J. (2021). The New Behaviorism : Foundations of Behavioral Science (3ᵉ éd.). Routledge. https://doi.org/10.4324/9781003158578

  • Wittgenstein, L. (1953). Recherches philosophiques. Gallimard.