Conclusion#

Il pourrait sembler étrange à première vue qu’un seul et même cadre théorique permette de rendre compte et d’étudier des phénomènes aussi variés que la perception d’un bip sonore, la reconnaissance d’une voix ou d’un objet, la discrimination de nuances de couleur, ou encore l’identification d’un parfum ou d’un cépage de vin. C’est pourtant ce qu’offre la psychophysique, ensemble de méthodologies experimentales et d’outils d’analyse reliés par la théorie de la detection du signal appliquée à la perception humaine. Dans ce chapitre, nous avons donné un aperçu de cette approche, que nous mettrons en pratique dans la suite du cours pour explorer l’audition humaine.

Résumé : mettre au point une expérience de psychoacoustique#

La psychoacoustique est une science expérimentale, au même titre que la biologie ou la physique : elle teste ses hypothèses et modèles concernant certains phénomènes en reproduisant ceux-ci en laboratoire de façon contrôlée. Ces expériences doivent être elles-mêmes reproductibles, afin que d’autres scientifiques du domaine puissent compléter l’étude ou vérifier les résultats obtenus. Ceci souligne l’utilité d’une typologie des protocoles expérimentaux permettant de communiquer de façon claire et concise les choix méthodologiques effectués et le déroulement exact de l’expérience. Suivre cette typologie assure en particulier d’obtenir un protocole expérimental éprouvé, bien caractérisé théoriquement, et admis par la communauté psychophysique. Au contraire, les scientifiques souhaitant proposer des nouveaux types d’experimentation devront préalablement faire la preuve de leur efficacité.

Comme nous l’avons vu dans ce chapitre, l’expérience de psychoacoustique est formée d’une série d’essais, chacun composé d’un ou plusieurs stimuli variables, sur lesquels le participant ou la participante réalise une tâche. Décrire l’expérience nécessite (entre autres) de préciser quatre aspects :

  • Stimuli & dimension d’intérêt : choix d’une famille particulière de stimuli.

  • Tâche psychophysique : bien que les contours et dénominations soient parfois un peu floues, on distingue essentiellement quatre types de tâches : détection, discrimination, catégorisation, reconnaissance.

  • Méthode psychophysique : la méthode peut être adaptative (p.ex. méthode des limites ou escalier psychophysique) ou non-adaptative (p.ex. méthode des stimuli constant ou mesure de performance).

  • Paradigme psychophysique : deux paradigmes ont été décrits dans ce chapitre, le paradigme yes/no et le paradigme du choix forcé.

Pour mettre au point une expérience destinée à tester un phénomène perceptif particulier, il convient en premier lieu de se poser une série de questions :

  • Comment isoler le phénomène étudié ? Comment appliquer le principe de réductionnisme à mes stimuli et ma tâche ?

  • De quel type de mesure ai-je besoin ? Un seuil, un pourcentage de performance, une sensibilité ?

  • Quelle est la priorité, entre la précision de la mesure et la durée de l’expérience ? Dois-je préférer une méthode et un paradigme necessitant peu d’essais (p.ex. dans le cas de nombreuses répétitions de la mesure dans différentes conditions, ou de sujets particulièrement fatiguables) ?

  • Est-il important de s’assurer que la mesure soit indépendante du critère, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas soumise à l’influence des biais de réponse individuels ?

  • Faut-il que les instructions données aux sujets soient implicites ?

  • La tâche est-elle trop difficile ou trop facile ? Risque-t-elle de conduire à des performances plafond ou plancher ?

  • Existe-t-il des stratégies permettant de résoudre la tâche différemment de la façon souhaitée ?

Mesures psychophysiques courantes#

On l’a vu, le choix d’une méthode expérimentale est notamment guidé par le type de mesure visé. On peut ainsi caractériser la perception en termes de seuil, de performance, ou de sensibilité. Ces trois mesures sont en réalité trois façons d’envisager la même fonction psychométrique sous-jacente.

Il est possible d’effectuer cette mesure de façon répétée, en variant soit la population testée, par exemple pour comparer deux groupes de sujets, soit la condition expérimentale, pour obtenir un tableau plus complet du phénomène. Dans le cas de l’audiogramme, par exemple, la mesure de seuil d’audibilité tonale est réitérée pour différentes fréquences (idem pour la TMTF dans le cas des seuils de détection de modulations). Cette fonction représentant les seuils de détection pour une famille de stimuli est appelée fonction de transfert, par analogie avec les fonctions de transfert mesurées en électronique. Cette dénomination ne sous-entend néanmoins pas que la relation entrée-sortie est nécessairement linéaire. En réalité, nous avons déjà vu que ce n’est pas le cas pour la perception de l’intensité : les courbes isosoniques tracent un faisceau globalement cohérent mais ne sont pas exactement parallèles les unes aux autres comme on l’attendrait d’un processus lineaire.

La psychophysique et les sciences cognitives étudient des phénomènes qui sont par essence cachés dans l’esprit des individus. Ainsi le rôle de la mesure est double : non seulement quantifier, comme dans toute science experimentale, mais aussi plus fondamentalement révéler des mécanismes invisibles à l’observation directe.

Mesurer le comportement humain#

Dans un texte considéré comme fondateur des sciences cognitives contemporaines, Noam Chomsky écrit :

Quiconque voulant analyser les causes du comportement s’intéressera aux seules données accessibles (en l’absence de données neurophysiologiques indépendantes), à savoir la liste des entrées reçues par l’organisme et la réponse de celui-ci, et essaiera de décrire la fonction qui définit la réponse d’après l’histoire des entrées. Ceci n’est rien de plus que la définition du problème. […] Si la [fonction réalisée par l’organisme] est complexe, la seule chance de prédire le comportement sera de suivre un programme de recherches très indirect commençant par l’étude détaillée de la nature du comportement lui-même et des capacités spécifiques de l’organisme en question. (Chomsky, Review of Skinner’s « Verbal Behavior », 1959)

Telle est la démarche de la psychophysique : partir de l’association observée entre stimulus et comportement pour élaborer des modèles, parfois extrêmement sophistiqués, des mécanismes sous-jacents à notre capacité de perception et de compréhension du monde qui nous entoure. Cette approche exigeante s’oppose, on l’a vu, à la démarche introspective dans laquelle le sujet percevant s’interroge lui-même sur ses propres perceptions subjectives. Par ailleurs, la psychophysique se situant, historiquement, à l’origine des sciences cognitives, son approche a infusé dans les autres champs de l’étude de la cognition humaine, bien au-delà de la perception. Son influence est notable par exemple en psycholinguistique, domaine qui explore le traitement du language par le cerveau (nous aborderons cete question au chapitre 4). Pour comprendre comment le cerveau manipule les structures du langage écrit ou oral, les psycholinguistes mesurent les réponses de participants et de participantes engagées m dans des tâches nécessitant de décoder des stimuli linguistiques. La même philosophie est également à l’œuvre derrière le célèbre test de Turing :

Je propose de considérer la question « Les machines peuvent-elles penser ? ». […] Au lieu de [philosopher sur la définition du terme “penser”], je remplacerai cette question par une autre, intrinsèquement liée, mais qui s’exprime dans des termes dépourvus d’ambiguïté. La nouvelle forme du problème peut être décrite comme un jeu qu nous appellerons “le jeu de l’imitation”. (Turing, Computing Machinery and Intelligence, 1950)

Le principe du test pour déterminer si une machine peut “penser” consiste, en résumé, à évaluer si la celle-ci peut produire des interactions langagières suffisamment réalistes pour induire en erreur son interlocuteur·ice humain·e. Ainsi, plutôt que d’analyser le fonctionnement interne de la machine, Turing propose d’utiliser son comportement observable comme un critère pour juger de ses facultés cognitives. Il s’agit donc bien d’une illustration, dans un tout autre domaine, de la démarche béhavioriste.

Cette approche radicalement empirique de la cognition proposée par la psychophysique constitue un garde-fou contre différents écueuils dans l’étude de l’esprit humain.

D’une part, elle permet de tracer une démarcation nette avec une certaine “psychologie du sens commun” qui alimente les magazines grand public et les conférences de développement personnel. En contraste avec ces approches qui regorgent de concepts intuitifs mais mal définis tels que l‘“amour”, la “résilience”, l‘“énergie positive”, la démarche décrite ici vise à refonder une science psychologique sur des bases solides, aussi empiriques que possible et débarassées de tous les artefacts métaphysiques. Les membres du Cercle de Vienne ne disent pas autre chose, lorsqu’ils écrivent en 1929 :

Les formes de langage dans lesquelles nous parlons encore aujourd’hui, dans le domaine du psychique, se sont construites dans des temps anciens en se fondant sur certaines représentations métaphysiques de l’âme. […] Il s’ensuit que la plupart des concepts employés en psychologie sont jusqu’à présent bien insuffisamment définis ; pour beaucoup d’entre eux, on ne sait même pas s’ils ont un sens ou s’ils en donnent l’illusion par le seul usage qu’on en fait. […] Les tentatives de la psychologie behaviouriste pour comprendre tout ce qui est psychique en termes de comportement des corps, à un niveau donc accessible à la perception, se rapprochent, dans leur attitude fondamentale, de la conception scientifique du monde. (Carnap et al., Manifeste du Cercle de Vienne, 1929)

Par ailleurs, ce primat de l’observation des comportements offre également une protection contre certains dévoiements des progrès récents de la neuroimagerie. Ces dernières décennies ont été marquées par une explosion du nombre d’études en neurosciences et de leur influence sur la société. Les nouvelles techniques d’enregistrement de l’activité cérébrale (imagerie par résonnance fonctionnelle, imagerie spectroscopique proche infrarouge, etc.) et nouvelles formes d’analyse (par exemple, le connectome) constituent une avancée considérable pour l’étude du cerveau – à condition qu’elles ne s’accompagnent pas d’un affaiblissement des règles méthodologiques de la recherche expérimentale. Or, on constate parfois un manque de prudence de la part de certain·es scientifiques et des médias dans l’interprétation des résultats. Cette fascination pour les images du cerveau se traduit notamment par un localisationnisme compulsif (“les scientifiques ont découvert l’aire cérébrale de l’amour romantique, de la préférence pour le Coca-Cola, etc…”), mais également dans la production de neuro-images devant les tribunaux ou comme démonstration définitive de la validité d’un nouveau produit, d’une méthode pédagogique, ou d’un modèle économique. Face à cette illusion de la “preuve par le cerveau”, la psychophysique peut jouer un rôle essentiel de dégrisement. En effet, dans de nombreux domaines de recherche, l’imagerie cérébrale vise in fine à expliquer le comportement humain. L’objectif des neurosciences n’est pas de se substituer à l’étude scientifique des comportements, mais de l’enrichir. Ainsi, ce n’est qu’en remettant les données comportementales au coeur de l’analyse, et en s’assurant que les données d’imagerie éclairent des processus cognitifs identifiés au préalable dans les comportements, que ces avancées pourront pleinement contribuer à une compréhension scientifique et rigoureuse de la cognition humaine.

D’autres mesures de la perception#

Comme nous l’avons vu, il est souvent pertinent de suivre une approche intégrative, en articulant l’étude psychophysique avec des analyses conjointes pouvant s’appuyer sur d’autres techniques. Outre la caracterisation des seuil, performance et sensibilité, voici un aperçu rapide d’autres types de mesures à disposition des chercheurs et chercheuses souhaitant étudier la perception :

  • Tout d’abord, la chronométrie mentale : le temps de réponse des sujets dans les expériences psychophysiques offre une information complémentaire sur les processus cognitifs sous-jacents. Par exemple, le temps mis pour reconnaître un mot dans le bruit est légèrement plus long que pour le même mot dans le silence, indiquant un effort d’écoute accru ou des traitements supplémentaires dans le cas de la compréhension dans le bruit. La comparaison des temps de réponse peut mettre en évidence des différences très fines entre des conditions pour lesquelles les performances semblent identiques.

  • L’occulométrie (eye-tracking) et la pupilométrie consistent à mesurer différentes informations sur les yeux des sujets pendant la réalisation de la tâche (dilatation de la pupille, microsaccades, trajectoire du regard, temps de fixation) qui peuvent apporter des indications sur les processus cognitifs – y compris liés à l’audition. Ainsi, par exemple une attention renforcée à un stimulus auditif peut se traduire par une dilatation mesurable de la pupille.

  • La neuroimagerie, l’observation de l’activité du cerveau, qui regroupe divers outils avec des précisions temporelles et spatiales plus ou moins grandes : électroencéphalographie (EEG), magnetoencéphalographie (MEG), électrocorticographie (ECoG), etc. Comme nous le verrons au chapitre suivant, ce genre de données est compléementaire de celles de la psychophysique : alors que les secondes nous renseignent sur ce qui est perçu in fine par l’individu, les premières donnent un aperçu des traitements réalisés.

  • Il est également possible de réaliser des expériences de psychophysique chez le nourrisson. Bien sûr, ce dernier ne pouvant pas donner de réponse concernant les sons qu’il perçoit, il est nécessaire d’adapter le protocole expérimental. On peut pour cela d’appuyer sur deux mesures indirectes de l’intérêt que le bébé porte aux stimuli qui lui sont présentés : la succion non-nutritive (le nourrisson attentif tête à un rythme plus rapide) et la mesure de temps de regard ou head-turn paradigm (le nourrisson surpris par un son fixe la source de ce son)

  • Il est également possible d’appliquer les méthodes de la psychophysique pour étudier la perception chez les animaux (éthologie). Comme dans le cas précédent, le protocole doit être adapté pour recueillir une “réponse” de l’animal au son qui lui est proposé. On s’appuie le plus souvent sur un paradigme go/no-go (réaction de l’animal au stimulus vs. absence de réaction).

Et la naturalité dans tout ça ?#

Pour conclure ce chapitre, évoquons brièvement une critique souvent adressée à la psychophysique : le caractère abstrait et “artificiel” des expériences réalisées.

Comme nous l’avons vu, le réductionnisme constitue un principe fondamental de la psychophysique. Cependant, cette approche entre en tension avec la “naturalité” ou validité écologique des expériences, c’est à dire le fait que les conditions de test soient analogues aux stimulations rencontrées dans la vie de tous les jours. En effet, le réductionnisme impose l’utilisation de sons abstraits, dépourvus de sens et de valence émotionnelle (p.ex. bips, phonèmes isolés…), dans un contexte neutre et silencieux, et où par ailleurs l’individu n’a que peu d’interaction avec les sons proposés. Ce cadre méthodologique réductionniste est important pour contrôler expérimentalement les facteurs pouvant influer sur les résultats, limiter les variables parasites, et s’assurer de la reproductibilité de l’expérience. Néanmoins, la validité écologique ne doit pour autant pas être négligée au risque d’obtenir des résultats qui ne soient pas généralisables à des contextes réels.

Schéma de l'opposition entre validité écologique et réductionnisme

Fig. 46 Schéma de l’opposition entre validité écologique et réductionnisme. À gauche : exemple de situation naturelle d’écoute d’un son. À droite : exemple de situation d’écoute d’un stimulus sonore dans le contexte d’une expérience psychoacoustique. En bas : continuum de stimuli allant de la plus grande validité écologique au plus grand réductionnisme.#

Toutefois, la validité écologique n’est pas un critère absolu. En réalité, toute expérimentation affecte inévitablement la naturalité de l’expérience. Même les expérience considérées comme les plus valides écologiquement – reposant par exemple sur la diffusion d’un enregistrement spatialisé d’une pièce pour orchestre – n’ont cependant que peu de choses à voir avoir la situation naturelle, qui implique non seulement d’entendre mais de voir l’orchestre jouer, et de participer activement, soit en tant qu’instrumentiste soit en choisissant soi-même la pièce et en se rendant dans une salle de concert. Ainsi, la dichotomie réductionnisme / validité écologique dissimule en réalité un continuum, au sein duquel il s’agit pour les expérimentateurs et expérimentatrices de trouver un “juste mileu” adapté aux objectifs de leurs recherches. Si la psychophysique privilégie comme point de départ les stimuli élémentaires (par exemple, les tons purs), rien n’empêche ensuite de réaliser les mêmes expériences avec des stimuli de plus en plus complexes. Cette progression graduelle permet d’articuler rigueur expérimentale et pertinence écologique, conciliant ainsi les exigences méthodologiques et la richesse des expériences sensibles du monde réel.

Références#

  • Carnap, R., Hahn, H., Neurath, O., Schlick, M., Waissman, F., & Soulez, A. (1929). Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits (2e édition). Librairie Philosophique Vrin.

  • Chomsky, N. (1959). [Review of Skinner’s Verbal behavior]. Language, 35(1), 26‑58. https://doi.org/10.2307/411334

  • Turing, A. M. (1950). Computing Machinery and Intelligence. Mind, LIX(236), 433‑460. https://doi.org/10.1093/mind/LIX.236.433